Inquiétudes concernant la Proposition de réserve de talents de l'UE : appel à la protection des droits des travailleur·euse·s migrant·e·s
Publié:Les confédérations syndicales européennes[1] et la Confédération européenne des syndicats demandent à la Présidence belge et au Conseil de s'abstenir de conclure une orientation générale sur la proposition de la Commission européenne relative à la réserve de talents de l'UE.
Nous souhaitons réitérer notre soutien à l'accès des travailleur·euse·s migrant·e·s au marché du travail de l'UE, fondé sur le plein respect des droits du travail, des droits syndicaux et sociaux et sur les mêmes conditions de travail que celles appliquées aux ressortissant·e·s de l'UE, ainsi que sur l'accès aux services publics et à la protection sociale.
La proposition ne tient absolument pas compte du fait que bon nombre des « professions en pénurie » envisagées appartiennent à des secteurs à forte intensité de main-d'œuvre et sensibles à la fraude, tels que la construction, l'alimentation, l'agriculture, l'hôtellerie et les transports. Ces secteurs dépendent fortement du travail des travailleur·euse·s mobiles et migrant·e·s qui sont souvent victimes de discrimination et d'exploitation au travail dans le cadre de modèles d'entreprise qui reposent largement sur des pratiques de sous-traitance abusives et sur une intermédiation non réglementée de la main-d'œuvre.[2]
La solution pour remédier aux pénuries de main-d'œuvre réside principalement dans l'amélioration des salaires et des conditions de travail pour l’ensemble des travailleur·euse·s, y compris les travailleur·euse·s migrant·e·s résidant dans l'UE.
Notre appel est motivé précisément par le fait que la proposition de réserve de talents ne prévoit pas de telles garanties de protection contre l'exploitation par des employeur·euse·s peu scrupuleux·euses.
Nous rencontrons des travailleur·euse·s migrant·e·s dans les secteurs de la livraison de nourriture, du transport routier de marchandises, de la construction, des soins et du travail domestique, de l'hôtellerie et de la restauration, de la santé et de l'aide sociale et, de plus en plus, dans les secteurs de la fabrication industrielle. Il·elle·s sont sous-évalué·e·s, sous-payé·e·s et ne sont pas protégé·e·s. Nombre d'entre eux·elles sont ou sont devenu·e·s des sans-papiers, avec encore moins de droits et de protection. Beaucoup ont payé leurs recruteur·euse·s pour obtenir un emploi dans l'UE et, une fois arrivé·e·s, vivent dans des logements insalubres, leurs passeports sont souvent conservés par leurs employeur·euse·s ou recruteur·euse·s, et leurs salaires ne sont pas versés à temps, voire pas du tout.[3]
La réserve de talents proposée ne réduira pas le niveau actuel d'exploitation des travailleur·euse·s migrant·e·s, elle alimentera des recruteur·euse·s plus obscur·e·s, plaçant les travailleur·euse·s dans des emplois dont la qualité est totalement hors de la sphère d'intérêt de la réserve.
À cette fin, nous souhaitons attirer votre attention sur les points suivants :
- La proposition de réserve de talents va au-delà d'un « outil de mise en relation ». Elle définit les employeur·euse·s comme « toute personne physique ou morale, les agences d'emploi privées, les agences de travail temporaire et les intermédiaires du marché du travail » et les autorise à recruter des travailleur·euse·s migrant·e·s, mais ne fixe aucune condition d'honorabilité des recruteur·euse·s, aucune procédure de filtrage, aucune exclusion de la réserve en cas de mauvaise conduite.
- La proposition de réserve de talents rend les chaînes de sous-traitance plus toxiques en y intégrant davantage d'intermédiaires de recrutement de main-d'œuvre, au lieu de les réglementer. En effet, avec la définition ci-dessus, le lien entre l'employeur·euse et le·la travailleur·euse sera plus faible. Plus la chaîne de sous-traitance est longue, plus il est difficile de détecter les violations des droits du travail et d'appliquer des sanctions. Cela est particulièrement problématique dans le contexte des agences de travail temporaire et autres intermédiaires du travail, ainsi que dans celui de la mobilité transfrontalière de la main-d'œuvre. Les travailleur·euse·s recruté·e·s devraient être directement employé·e·s, ce qui offrirait une certaine stabilité aux travailleur·euse·s et garantirait une plus grande responsabilisation des employeur·euse·s participant·e·s.
- L'adhésion dite « volontaire » n'est pas une garantie, tous les États membres seront touchés, qu'ils rejoignent ou non la réserve de talents. Un nombre considérable de travailleur·euse·s migrant·e·s travaillent actuellement dans un ou plusieurs États membres autres que celui où il·elle·s ont été recruté·e·s. En fait, nombre d'entre eux·elles n'ont jamais travaillé dans l'État membre où leur employeur·euse ou leur agence de recrutement est basé. La proposition de réserve de talents ne prévoit rien pour freiner l'expansion de faux détachements sans lien véritable avec le lieu de travail habituel ou le pays d'établissement.
- La proposition de réserve de talents est prématurée. Pour garantir des emplois équitables, de qualité et non discriminatoires aux travailleur·euse·s migrant·e·s, l'UE doit avant tout, au minimum :
- Évaluer l'efficacité de sa législation en matière de migration de main-d'œuvre en ce qui concerne le niveau de protection qu'elle offre aux travailleur·euse·s migrant·e·s, et combler les lacunes.
- Veiller à ce que l’ensemble des travailleur·euse·s, quel que soit leur statut d'immigration, puissent signaler les violations de leurs droits du travail sans risquer de subir des représailles ou d'être expulsé·e·s.
- Élaborer un cadre commun de droits pour les travailleur·euse·s migrant·e·s. Ce cadre devrait notamment fixer comme norme l'emploi direct, limiter la sous-traitance, réglementer le rôle des intermédiaires du travail, faciliter l'accès aux syndicats et augmenter le nombre d'inspections du travail.
- Étendre le mandat de l'ELA pour lui donner une pleine compétence en matière de main-d'œuvre immigrée, car il s'agit d'un moyen efficace de lutter contre le faux détachement, par exemple.
- Prêter attention aux conséquences de l'exode des cerveaux dans les pays d'origine des migrant·e·s, notamment dans le domaine de la santé publique et de l'aide sociale, conformément aux principes et lignes directrices de l'OIT en matière de recrutement éthique.
- La réserve de talents interfère avec l'autonomie des partenaires sociaux sectoriels aux niveaux européen et national et ignore le rôle des partenaires sociaux dans certains États membres de l'UE dans la définition de certains emplois comme « profils de pénurie ».
Cette proposition mal pensée nécessitera 127 millions d'euros pour la mise en place et la gestion de la réserve de talents. Il existe de bien meilleures façons d'utiliser cet argent ; soutenir l'accès à des informations et des conseils adéquats[4], et investir dans l'application de la loi pour prévenir l'emploi précaire et lutter contre l'exploitation du travail, la fraude et le dumping social, ne seraient que quelques-unes des nombreuses priorités dans cette direction.
Nous restons à votre disposition pour toute précision complémentaire.
Nous vous prions d'agréer l'expression de nos salutations distinguées,
[1] ETF, EFBWW, EFFAT, EPSU, CSEE, IndustriALL, UNI Europa
[2] ELA Strategic Analysis (2023), Construction sector: Issues in information provision, enforcement of labour mobility law, social security coordination regulations, and cooperation between Member States
[3] Veuillez consulter le rapport de la FNV Widespread Exploitation In The EU Road Transport Industry: The Case of Central Asian Truck Drivers, décembre 2023.
[4] Les structures syndicales destinées à soutenir les travailleur·euse·s migrant·e·s dans toute l'Europe devraient être soutenues par un financement de l'UE. Les réseaux syndicaux européens déjà existants, tels que UnionMigrantNet, devraient être pris en considération.